
En 2001 (c'est fou comme le temps passe), France 2 rendait un hommage à Georges Brassens. Je te passe les détails techniques, les vedettes chargées d'interpréter une chanson du bonhomme, le public de figurants, les petits fours et la jovialité de Drucker en charge de la présentation. J'en viens au sujet.
Jean-Jacques Goldman a entonné une chanson de tonton Georges après avoir répété à l'envi que, Brassens, il ne connaissait pas. Pourquoi il était là, mystère. Peut-être un disque à promouvoir... A ce moment-là, déjà, il a commencé à me gonfler, mais ça n'était pas fini.
Maxime Le Forestier (grand fan de Brassens, il a enregistré l'intégralité des ses chansons) avait choisi d'interpréter Mourir pour des idées, à mon sens une des plus belles chansons pacifistes de tous les temps.
Mourir pour des idées, l'idée est excellente
Moi j'ai failli mourir de ne l'avoir pas eue
Car tous ceux qui l'avaient, multitude accablante
En hurlant à la mort me sont tombés dessus
Ils ont su me convaincre et ma muse insolente
Abjurant ses erreurs, se rallie à leur foi
Avec un soupçon de réserve toutefois
Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente,
D'accord, mais de mort lente
Jugeant qu'il n'y a pas péril en la demeure
Allons vers l'autre monde en flânant en chemin
Car, à forcer l'allure, il arrive qu'on meure
Pour des idées n'ayant plus cours le lendemain
Or, s'il est une chose amère, désolante
En rendant l'âme à Dieu c'est bien de constater
Qu'on a fait fausse route, qu'on s'est trompé d'idée
Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente
D'accord, mais de mort lente
Les saint jean bouche d'or qui prêchent le martyre
Le plus souvent, d'ailleurs, s'attardent ici-bas
Mourir pour des idées, c'est le cas de le dire
C'est leur raison de vivre, ils ne s'en privent pas
Dans presque tous les camps on en voit qui supplantent
Bientôt Mathusalem dans la longévité
J'en conclus qu'ils doivent se dire, en aparté
"Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente
D'accord, mais de mort lente"
Des idées réclamant le fameux sacrifice
Les sectes de tout poil en offrent des séquelles
Et la question se pose aux victimes novices
Mourir pour des idées, c'est bien beau mais lesquelles ?
Et comme toutes sont entre elles ressemblantes
Quand il les voit venir, avec leur gros drapeau
Le sage, en hésitant, tourne autour du tombeau
Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente
D'accord, mais de mort lente
Encor s'il suffisait de quelques hécatombes
Pour qu'enfin tout changeât, qu'enfin tout s'arrangeât
Depuis tant de grands soirs que tant de têtes tombent
Au paradis sur terre on y serait déjà
Mais l'âge d'or sans cesse est remis aux calendes
Les dieux ont toujours soif, n'en ont jamais assez
Et c'est la mort, la mort toujours recommencée
Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente
D'accord, mais de mort lente
O vous, les boutefeux, ô vous les bons apôtres
Mourez donc les premiers, nous vous cédons le pas
Mais de grâce, morbleu! laissez vivre les autres!
La vie est à peu près leur seul luxe ici bas
Car, enfin, la Camarde est assez vigilante
Elle n'a pas besoin qu'on lui tienne la faux
Plus de danse macabre autour des échafauds!
Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente
D'accord, mais de mort lente
Avec un sourire condescendant, Goldman a qualifié cette chanson d'obscène. Quelques jours plus tard, dans une interview, il enfonçait le clou en traitant Brassens de planqué. Moi, je traiterais bien Goldman de gros con, mais je mettrai de l'eau dans mon vin, eu égard à l'histoire de sa famille.
Comme les Juifs de sa génération, Goldman résume l'engagement (je parle de l'engagement physique, pas du débat d'idées) à la Résistance pendant la seconde guerre mondiale. S'il avait vécu à cette époque, il n'aurait pas eu à choisir son camp, d'autres l'auraient fait pour lui. Il aurait été dans le camp des persécutés, point barre. Mais qu'aurait-il fait à la place de Brassens ? Peut-être serait-il entré en résistance, peut-être se serait-il engagé dans la Milice pour casser du Juif et du communiste, va savoir. Il n'a vécu ni la misère ni la guerre, sinon par personnes interposées.
Goldman aurait mieux fait de la fermer. Lui-même n'a pas dit autre chose que Brassens dans Né en 17 à Leidenstadt :
Et qu'on nous épargne à toi et moi si possible très longtemps
D'avoir à choisir un camp
Mais comme tout ce que Goldman pourra écrire de signifiant, Brassens l'aura écrit avant lui, en mieux et en plus fort.
Quittons le contexte encore trop douloureux de la guerre de 39-45. Je défie quiconque de trouver dans le texte de Brassens une seule contre-vérité. Une seule phrase qui critique l'engagement personnel. Seul l'embrigadement et condamné.
Vouloir se tenir à l'écart de la folie des hommes, ce n'est pas se taire. Brassens ne s'est pas tu. A son époque, plusieurs de ses chansons ont été interdites. Goldman peut-il en dire autant ? Et si, comme il l'affirme, des gens se sont battus pour que Monsieur Brassens continue à gratter sa guitare, c'est grâce, entre autres, à Monsieur Brassens que Monsieur Goldman peut aujourd'hui s'exprimer librement.
La vérité d'aujourd'hui n'est pas celle d'hier ni celle de demain. Qui a raison, qui a tort ? Avions-nous raison en Indochine ? En Algérie ? Avons-nous raison en Afghanistan ? A-t-on raison en Amérique, en Somalie, en Irak, au Pakistan ? A quoi ont servi tous ces sacrifices pour que nos enfants vivent mieux ? Y a-t-il plus de liberté, plus d'égalité, plus de justice, plus de paix ? La faim dans le monde a-t-elle cessé ? Les individus ont-ils tous les mêmes droits, les mêmes chances ? N'y a-t-il plus de morts de froid sur un trottoir, plus d'exclus ? Dieu est-il devenu le dieu de tous ?
Faut-il tuer pour se faire entendre ? Les mutins de 1917 étaient-ils moins héroïques que leurs compagnons morts au combat, Gandhi moins brave que Michael Collins ?
Et si les circonstances font que la lutte armée semble inévitable à certains, tant mieux si d'autres, comptant peut-être sur un utopique bon sens commun, freinent des quatre fers devant l'engrenage.
Si vis pacem, para bellum, tiens, la voilà l'idée à la con pour laquelle on meurt.
Tout ça te passe au-dessus du disque dur, hein, Toto ?
T'inquiète ! Attends qu'on fasse la guerre aux machines, tu vas comprendre.