jeudi 4 décembre 2008

Albert et Frank, histoire revue et corrigée

"Venez vite !"
Le message du professeur Nicolaï Sarkozov, pour être lapidaire n'en était pas moins impératif.
Conscient de l'importance de la mission qu'il m'avait confiée naguère et pressé de retrouver l'olibrius qui avait titillé ma curiosité, je m'étais précipité à l'adresse - secrète - qui m'avait été communiquée.

A mon arrivée, Sarkozov, affublé d'un nouveau look à chier, réglait les derniers détails avec Henry Guénot, en charge des recherches historiques, son "factotum", comme il l'appelle, "un type grâce à qui je dis jamais de conneries".




Il vint vers moi, sa documentation sous le bras, me caressa le dos, me malaxa l'épaule et se fendit d'un sourire jusqu'aux oreilles, avant de s'installer à une table et de m'inviter à prendre place en face de lui.

- Allons-y, Alonzo ! Einstein, vous connaissez ?

- Euh... plus ou moins... E = mc2, la relativité, tout ça...

- Vous parlez de qui ?

- Ben... Einstein... Albert Einstein.

- Ha ! Ha ! J'le savais, j'le savais ! Et l'autre ?

- L'autre ? Je connais que celui-là.

- Et Frank, hein ? Frank Einstein, ça vous dit rien ?

- Hin, hin ! Très original ! Vous savez que j'ai écrit un billet sur Frankenstein dans mon blog ?

- Parlons-en justement... (Sarkozov compta sur ses doigts) Un, le nom est mal orthographié. Deux, des erreurs dans les dates. Trois, une histoire de roman qui n'a rien à voir avec la réalité. Et quatre, je l'ai gardé pour la fin, un contenu bourré d'inepties. Vous parlez de symboles, de symboles, de symboles. Qu'est-ce qu'on s'en fout des symboles ! Les pieds sur terre et le cul au ras des pâquerettes, voilà ma devise ! Bon, passons, on n'a pas beaucoup de temps.

Le Maître plaqua, d'un geste théâtral, sa main sur le paquet de feuilles qu'il avait devant lui.

Pour la suite, je lui laisse la parole et la responsabilité entière de ses propos.

Albert et Frank sont jumeaux. Frank, le plus grand, très éveillé pour son âge, subit les caprices d'Albert qui profite de sa constitution fragile pour se faire dorloter plus que de raison.

Albert et Frank peu après leur naissance
Remarquez l'oeil déjà fourbe d'Albert
(Archives du Musée du Bébé)

A un an, les deux frères ont déjà des comportements très distincts. Tandis qu'Albert fait son intéressant en construisant une réplique de Notre Dame en Lego, Frank, plein de candeur, soulève, par une curiosité bien légitime, la jupe de sa poupée Barbie pour voir comment c'est fait. "heu aime ses heu !", répète-t-il, ce qui, traduit du bébé, signifie "j'aime ses yeux !".

A sept ans, alors qu'Albert joue bêtement aux échecs en faisant les deux partenaires, le brave petit Frank s'amuse gentiment à dessiner des têtes à Toto en criant : "heu aime se heu ! heu aime ses heu ! ".



Une "tête à Toto" de Frank
pleine de charme et de naïveté
(Collection privée)

Plus tard encore, voilà notre imbécile d'Albert étudiant les ouvrages de physique les plus incongrus, pendant que le cher Frank - qui fait déjà son mètre quatre-vingts - poursuit sa nourrice autour de la table de la salle à manger tout en lui hurlant son affection : "heu aime ses heu ! heu aime ses heu !", "j'aime ses yeux ! j'aime ses yeux !".

Jusqu'au jour où Albert, avide d'honneurs et poussé par l'envie, accapare l'expression favorite de son frère, tout en la transformant subtilement pour cacher la merde au chat.
"Heu aime ses heu" devient "E=mc2".
On connaît la suite : la gloire pour ce faux-cul d'Albert, l'oubli pour l'innocent Frank.
Mais, s'il n'y a pas de justice terrestre, il y en a une divine !
Frank, fou de douleur, étrangle ce frère indigne qui ne méritait plus de vivre.



Le visage tordu par la rage, Frank met fin
à la criminelle existence d'Albert
(Grotte de Lascaux, au fond du couloir à droite)


Dès la fin de ce discours, Nicolaï Sarkozov bondit sur ses pieds, me salua brièvement et s'éclipsa par une porte située dans un coin de la pièce. Avant qu'il ne la referme, quelques mots d'une chanson d'amour sur un fond de guitare parvinrent jusqu'à moi.

Tu sais quoi, Toto ? J'espère que le Sarkozov ne va pas s'arrêter en si bon chemin, ce serait dommage.

mercredi 3 décembre 2008

Les textes définitifs : Frankenstein ou le Prométhée Moderne

Le sixième jour, Dieu, voyant que tout était bien, fabriqua un machin avec un peu de terre et lui souffla dans les narines. Et ce fut Adam. Ensuite, il décida de faire du neuf avec du vieux et préleva une côte à Adam pour créer Eve. Comme il n'y avait personne d'autre et que ses créatures risquaient de trouver le temps long, il leur offrit un jardin.
Dans le petit terrain que Dieu avait aménagé pour Adam et Eve, il y avait un arbre dont il ne fallait pas manger les fruits. Naturellement, dès que Boss a eu le dos tourné, les deux autres se sont précipités vers l'arbre de la connaissance du bien et du mal pour s'en mettre jusque là. Ils avaient pourtant des circonstances atténuantes. D'abord, avec tout l'espace disponible, pourquoi Dieu n'a pas planté cet arbre ailleurs, si c'est pas du vice... Ensuite, c'est le serpent, ce faux-cul, qui a poussé Eve à la faute. Quelle faute ? Tu veux que je te fasse un dessin ? Bref, Dieu, c'est un brave type, mais faut pas trop le faire chier. Après un savon carabiné que je te laisse le soin de lire dans le texte, il a attrapé Adam et Eve par la feuille de vigne et il les a foutus dehors.
On a pas fini de le regretter. Regarde autour de toi, allume la télé, lis les journaux et tu verras les conséquences de ce petit écart de conduite.

A la même époque ou à peu près (je ne peux pas te préciser, je n'ai pas de calendrier à portée de main), Prométhée créa les Hommes en modelant des figurines d'argile auxquelles Athéna insuffla la vie.
Alors, autant l'histoire d'Adam et Eve, avec ses quatre malheureux personnages, est facile à suivre, autant celle de Prométhée est un véritable casse-tête avec sa smala de dieux, sur-dieux, sous-dieux, demi-dieux, sa flopée de mariages, d'adultères, de pères, de mères et de gosses. Ne compte pas sur moi pour te détailler les tenants et les aboutissants, retiens juste deux choses :
1- Prométhée a donné le feu aux Hommes malgré l'opposition de Zeus.
2- Zeus, pour le punir, l'enchaîne au Caucase et lui fait bouffer le foie par un vautour.
Sympa !

Au 16e siècle, la légende veut que le Rabbin Yeouda Loew Ben Bezalel, dit Rabbi Loew, prît de la glaise, en fît une ébauche d'humanoïde destiné à l'aider, dans les narines duquel il souffla pour lui donner vie. Prudent, il avait écrit le mot emeth (vie) sur le front de la créature, le Golem. Il lui suffisait d'effacer la première lettre du mot pour en faire meth (mort), ce qu'il faisait chaque soir. Or une veille de shabbat, il oublia de mettre le Golem en léthargie. Celui-ci, perturbé comme un qui n'a pas l'habitude de travailler pendant ses jours de repos, se mit à tout casser dans le coin. Au fur et à mesure, il augmentait en taille. Quand le Rabbin réussit à le rattraper, le Golem était trop grand pour qu'on puisse atteindre son front. Rabbi Loew, sachant que le Golem n'avait que de la boue en guise de cervelle, prétendit que ses lacets étaient défaits et demanda au monstre de les lui renouer. Celui-ci se baissa et mit ainsi son front à la hauteur de son maître qui, ni une ni deux, le renvoya à son état de remblai et l'y laissa à jamais.

Entracte existentiel :
Un jour, j'ai pris de la terre, j'en ai fait un bonhomme et j'ai soufflé dans ses narines. C'est ce jour-là que j'ai compris que je n'étais pas un Dieu (pas même un rabbin).


En 1797 Goethe publie un poème intitulé Der Zauberlehrling. S'il l'avait écrit en français, ça s'appellerait L'Apprenti Sorcier. Paul Dukas s'en est inspiré pour faire une musique et Walt Disney s'est servi des deux dans un épisode de Fantasia, avec Mickey Mouse dans le rôle-titre.
Résumé : l'apprenti veut se prouver qu'il est aussi fort que son maître et s'attire les foudres de celui-ci après avoir déclenché une catastrophe.

On prend toutes ces légendes, on les agite, on les laisse mijoter, on les mêle à l'air du temps et en naissent d'autres histoires. Parfois, un de ces rejetons prend le pas sur les autres, intégrant et phagocytant à un point tel les légendes et les avatars qui l'ont engendré que, pendant longtemps, toute tentative d'une nouvelle déclinaison du thème ramènera immanquablement, que ce soit explicite ou implicite, à ce qui, au départ, n'était qu'un texte parmi d'autres. C'est d'un de ces romans que je voulais t'entretenir.

Supposons maintenant que tu t'appelles Marie Shelley (du moins pas encore, Shelley n'est que ton amant). Un soir de 1816, tu es en compagnie de ton futur mari et de Byron. Il pleut, il y a des éclairs et du tonnerre, et, afin d'ajouter à l'ambiance, après une discussion sur les romans gothiques allemands, Byron propose que chacun d'entre vous écrive une histoire de fantôme. Tu dis OK et ça te sort de la tête.
Quelque temps plus tard, après avoir lu des bouquins qui font peur, tu te shootes à l'opium, tu fais un cauchemar et quand tu émerges, tu ponds, en dix jours, la première mouture de Frankenstein ou le Prométhée moderne.
Deux ans plus tard, le roman est publié et, depuis bientôt deux cents ans, les situations et les personnages sont restés des archétypes.

Inutile de raconter l'histoire. Tout le monde en connaît la trame, dans ses grandes lignes. On peut aller plus loin en lisant le livre qui est au programme des filières littéraires en Angleterre, tellement la richesse des thèmes abordés et la manière dont ils sont traités dépassent le cadre d'un simple roman d'anticipation.

On y retrouve le feu du ciel (foudre de Zeus ou souffle divin) qui donne vie au monstre que Frankenstein avait créé à son image. La créature innocente qui n'a pas demandé à vivre et qui ignore tout du bien et du mal. Son rejet par celui qui l'a engendré. Le savant dépassé par les conséquences de ses recherches. La peur de celui qui est différent. L'apprentissage de la violence. Le désir de vengeance. La vaine quête de l'amour des autres. La nature comme ultime refuge.

C'est en mêlant magistralement tous ces symboles que Mary Shelley a fait de son monstre un personnage mythique (et de Boris Karloff une vedette), au point qu'on lui donne souvent le nom du savant (juste retour des choses).

Marie Shelley, habitée par la Créature

N'aie pas peur, Toto, je te trouve beau et je te garderai toujours auprès de moi. Mais ne me trahis pas, sinon gare !